Louis Wirth : « Le monde intellectuel contemporain est un champ de bataille».

Sociologue américain, représentant de l’école de Chicago, Louis Wirth a signé en 1936 la préface de l’ouvrage « Idéologie et utopie » du sociologue allemand Karl Mannheim. Mizane.info publie quelques extraits spécifiques de cette préface traitant de la crise épistémique propre à la modernité et consécutive à la perte d’une vision commune du monde.
Il semble caractéristique de notre époque que les normes et vérités qui étaient autrefois considérées comme absolues, universelles et éternelles ou qui étaient acceptées avec une béate indifférence quant à leur portée, soient mises en doute. A la lumière de la pensée et des recherches modernes, une grande part de ce qui était autrefois accepté comme incontestable, est reconnu comme ayant besoin de démonstration et de preuve. Les critères de la preuve, eux-mêmes, sont devenus des sujets de contestation.
La décomposition du regard occidental.
Nous sommes témoins non seulement d’une défiance générale envers la validité des idées, mais aussi envers les raisons de ceux qui les affirment. Cette situation est aggravée par la guerre livrée par chacun contre tous, dans l’arène intellectuelle OÙ l’avancement personnel, plutôt que la vérité, est devenu le prix convoité. Une sécularisation accrue de la vie, un antagonisme social exacerbé et l’accentuation de l’esprit de rivalité ont imprégné des sphères que l’on pensait être entièrement sous l’empire de la recherche désintéressée et objective de la vérité.(…)Nous cherchons en vain dans le monde moderne la sérénité et le calme qui semblaient caractériser l’atmosphère dans laquelle quelques penseurs des âges passés ont vécu. Le monde n’a plus de foi commune et ce que nous déclarons être notre communauté d’intérêts n’est guère, autre chose qu’une figure de rhétorique. Avec la perte d’un but commun et des intérêts communs, nous avons été privés aussi des normes, des modes de pensée et des conceptions communs du monde. L’opinion publique même est devenue un groupe de publics « fantômes ».
La perte de l’unité primordiale.
Sans doute les hommes du passé habitaient-ils des mondes plus petits et plus communautaires (parochial) ; mais les mondes dans lesquels ils vivaient étaient apparemment plus stables et intégrés pour tous les membres de la communauté que notre univers élargi de pensée, d’action et de croyances ne l’est devenu. Une société est possible en dernière analyse parce que les individus qui la composent, véhiculent dans leur tête une sorte d’image de cette société.Notre société cependant, dans cette période de division du travail qui va à l’infini, d’extrême hétérogénéité et de profonds conflits d’intérêts, est arrivée à un état où ces images s’ont confuses et non congruentes. Nous ne percevons plus les mêmes choses comme réelles, et, en même temps que notre sens évanescent d’une réalité commune, nous sommes en train de perdre notre moyen commun d’exprimer et de communiquer nos expériences.

Le monde a été brisé en fragments innombrables d’individus et de groupes atomisés. La rupture dans l’intégralité de l’expérience individuelle correspond à la désintégration dans la culture et la solidarité du groupe. Quand les bases de l’action collective unifiée commencent à faiblir, la structure sociale tend à se rompre et à produire un état qu’Émile Durkheim a dénommé anomie, terme par lequel il désigne une situation que l’on pourrait décrire comme une sorte de vide ou de néant social. Dans de telles conditions, le suicide, le crime et le désordre sont des phénomènes attendus, car l’existence individuelle n’est plus enracinée dans un milieu social intégré et stable et l’activité vitale perd en grande partie son sens et sa raison d’être.
La crise du débat intellectuel.
Alors que le monde intellectuel dans le passé avait au moins un cadre commun de référence qui offrait un degré de certitude aux participants de ce monde, leur donnant le sens du respect mutuel et de la confiance, le monde intellectuel contemporain n’est plus un cosmos, mais offre le spectacle d’un champ de bataille de partis belligérants et de doctrines adverses. Non seulement chacune des factions antagonistes a son propre jeu d’intérêts et de desseins, mais chacune a son image du monde dans laquelle les mêmes objets offrent des sens et des valeurs entièrement différents.
Dans un tel monde, les possibilités de communication intelligible et, a fortiori, d’accord, sont réduites au minimum. L’absence d’une masse d’aperception commune vicie la possibilité de faire appel aux mêmes critériums de pertinence et de vérité, et puisque la consistance du monde est maintenue dans une forte proportion par des mots, quand ces mots ont cessé de signifier la même chose pour ceux qui les emploient, il s’ensuit que nécessairement les hommes ne se comprennent pas et parlent sans s’atteindre.
Louis Wirth
Source: Mizane.info
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