Louis Blin: « En niant l’islamité de Napoléon, la France renie une part d’elle-même ».

Dans un entretien passionnant, le diplomate, historien et arabisant Louis Blin présente son ouvrage Napoléon et l’Islam, paru aux éditions Érik Bonnier. Il y défend une idée dérangeante pour l’historiographie traditionnelle : Napoléon Bonaparte, loin d’être uniquement un conquérant occidental, fut aussi un homme profondément fasciné par la civilisation musulmane — au point, peut-être, d’y adhérer spirituellement.
Ce livre, d’une grande qualité d’analyse et d’écriture, revisite avec rigueur et clarté cette relation complexe entre l’Empereur et l’islam. Nous recommandons vivement la lecture de Napoléon et l’Islam.
Compte rendu de l’entretien avec Louis Blin, auteur du livre Napoléon et l’Islam paru aux éditions Éric Bonnier.
Un héritage toscan et méditerranéen.
Louis Blin rappelle d’abord que Napoléon n’était pas français à l’origine. “On fait souvent de Napoléon un Corse, un Français corse. Il n’était ni français ni corse, il était italien de Toscane”, explique-t-il. Cette appartenance culturelle à une région ouverte sur la Méditerranée aurait favorisé sa curiosité envers l’Orient et l’islam. Dans les ports toscans, les échanges commerciaux et intellectuels avec le monde musulman étaient constants. “Il n’avait pas hérité des préjugés français envers l’autre rive”, souligne Blin.
L’influence de Rousseau et du Coran de Savary.
Deux sources majeures nourrissent cette attirance : Jean-Jacques Rousseau, dont Napoléon admirait la philosophie, et la traduction du Coran par Savary. Rousseau voyait dans l’islam un modèle d’ordre social et de paix civile, capable de dépasser les fractures religieuses. Quant à Savary, sa traduction du Coran, précédée d’une biographie du Prophète, influença durablement Napoléon, qui la lut toute sa vie.
Pour Blin, Bonaparte chercha dans l’islam une réponse aux divisions qui rongeaient la France révolutionnaire.
Une islamité affirmée en Égypte.
En Égypte, Napoléon franchit un cap : il proclame publiquement son appartenance à l’islam, prononce la shahada et adopte le prénom d’Ali. Pour Louis Blin, “il n’y a pas de doute : quand on s’affirme musulman sans contrainte, c’est qu’on l’est”. Toutefois, cette islamité ne signifie pas rupture avec le catholicisme. Napoléon, mégalomane et universaliste, pensait pouvoir concilier les religions monothéistes. “C’était un catholique sociologique mais un musulman de cœur”, affirme Blin.
L’islam, un modèle social plus qu’une foi.
Napoléon ne se serait pas intéressé à l’islam comme spiritualité mystique, mais comme modèle d’organisation sociale. Admirateur du Prophète Muhammad, qu’il plaçait au-dessus d’Alexandre le Grand, il voyait dans la civilisation musulmane une structure politique et morale supérieure à celle du catholicisme de son enfance. Pour Louis Blin, cette préférence révèle la vision d’un homme en quête d’unité, cherchant à intégrer les valeurs sociales de l’islam à sa conception de l’État.
Entre idéaux et violences.
Interrogé sur les massacres commis en Égypte et en Palestine, Louis Blin reconnaît la contradiction : comment un homme fasciné par l’islam a-t-il pu massacrer des musulmans ? “C’est le fossé entre les convictions et la soif de pouvoir”, explique-t-il. Napoléon croyait apporter la civilisation, mais face à la résistance des Égyptiens, il imposa par la force ce qu’il ne parvenait plus à convaincre. Pour Blin, ces violences relèvent de la logique coloniale et non d’une hostilité religieuse.
Une islamité occultée par la colonisation.
Pendant tout le XIXᵉ siècle, l’islamophilie napoléonienne ne posait aucun problème : le général Menou, converti à l’islam, commandait même l’armée d’Égypte et son nom figure sur l’Arc de Triomphe. Ce n’est qu’avec l’ère coloniale que l’islam de Napoléon est devenu tabou. “Refuser cette part de lui, c’est une forme de haine de soi nationale”, affirme Louis Blin. L’historiographie française aurait volontairement effacé cette dimension pour aligner Napoléon sur une vision nationaliste et chrétienne.
Napoléon, un modèle d’intégration.
En conclusion, Louis Blin estime que redécouvrir l’islam de Napoléon pourrait contribuer à apaiser le rapport de la France à l’islam et aux musulmans. Bonaparte, immigré toscan devenu empereur des Français, catholique par culture mais musulman par conviction, incarne selon lui la possibilité d’une identité réconciliée. “Il peut servir de modèle si l’on accepte enfin que l’islamité n’est pas incompatible avec la francité.”
À travers ce livre érudit et profondément actuel, Louis Blin invite à relire Napoléon non comme un héros national figé, mais comme un symbole d’ouverture, de dialogue et d’intégration.
Louis Blin: « En niant l’islamité de Napoléon, la France renie une part d’elle-même »



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